Merci à Baumeister pour la publication de ce portrait atypique de Léonardo Lella, ce qui nous va bien !
« Bescheidener Luxus », Baumeister, April 2020
* Si vous ne parlez pas l’allemand, vous pourrez lire juste après cet avant goût la traduction française !
« Quand nous étions encore étudiants, le vélo à Bordeaux était pour les loosers, aujourd’hui il est devenu un élément essentiel de cette ville ». Autrement dit : oui, l’architecture aussi peut changer les choses !
Luxe modeste
Dans leur singulière maison-échafaudage aux portes de Bordeaux, Antoine Carde et Siegrid Péré-Lahaille de l’agence « Éo, toutes architectures » plaident pour une architecture, capable de faire évoluer les mentalités. Sur le chemin tracé par Jean Nouvel et Lacaton & Vassal les architectes se penchent sur des thèmes tels que la participation, la réduction de coûts de construction et la qualité du logement. En lisant entre les lignes une conclusion semble s’ébaucher : un autre développement urbain est tout à fait possible.
Entre les basses maisons pavillonnaires aux tuiles rouges et aux petits jardins soignés, impossible de la louper. La maison à laquelle Antoine Carde et Siegrid Péré-Lahaille me donnent rendez-vous est à elle seule un manifeste architectural. Les architectes, fondateurs de l’agence « Éo, toutes architectures », l’ont faite construire en 2014 sur un petit terrain d’un lotissement de Bègles, une commune aux portes de Bordeaux. Contrairement aux maisons adjacentes, le bâtiment repose sur une ossature métallique légère sur laquelle les fonctions s’empilent verticalement sur trois étages. Dans cette région où la périurbanisation et l’étalement urbain ont atteint des proportions dramatiques, le choix d’implanter un bâtiment à la fois vertical, dense et mixte au milieu d’un tissu monotone de pavillons et de surfaces commerciales est, à lui seul, une fort parti pris. Car ici, l’étalement horizontal n’est pas seulement le résultat des conceptions urbaines de l’après-guerre. Déjà depuis le 19ème siècle Bordeaux s’étale à travers l’échoppe bordelaise – une typologie unifamiliale de plain-pied aux façades de pierre taillé, aujourd’hui très convoitée par les familles pour l’espace vert qu’elle offre ainsi que pour son fort potentiel de réaménagement.
Depuis son intérieur, dans le salon au 2ème étage, la technique de construction de cette « maison-échafaudage » – comme aiment l’appeler les architectes – s’éclaircie. Cet ainsi qu’on découvre qu’un bardage en aluminium et une isolation thermique recouvrent de l’extérieur une ossature en acier – une méthode de construction simple qui permet un aménagement libre des plateaux et le vitrage de la façade arrière. Avec les pilotis au rez-de-chaussée, les fenêtres en bandeau côté rue et le toit-terrasse, voilà les fameux cinq points de Le Corbusier rassemblés. Or avec la définition corbuséenne de l’architecture comme « jeu savant, correcte et magnifique des volumes assemblés sous la lumière » Antoine et Siegrid ont du mal à s’identifier. Au modelage plastique des formes et des volumes architecturaux ils préfèrent la générosité des espaces et la question du vivre ensemble. Des sujets pour lesquels ils s’enthousiasment et qui jalonnent leur parcours d’architectes.
C’est ainsi que dans leurs réalisations, l’esthétique découle surtout du cahier des charges du projet et de l’utilisation des espaces. Pour leur maison à Bègles par exemple, l’idée de base était celle d’offrir une alternative aux typologies de logements disponibles sur le marché. « Alors que ces dernières années de nombreuses expériences ont été menées dans le domaine du logement collectif, les maisons unifamiliales sont, quant à elles, construites depuis des décennies toujours de la même manière » explique Siegrid une cigarette entre les doigts. Grâce à sa structure modulaire en acier et ses bardages préfabriqués bon marché, la maison peut être assemblée en moins de trois mois à des coûts de construction très réduits. Par sa verticalité et sa faible emprise au sol le bâtiment offre également un jardin plus grand qu’un pavillon ordinaire, proposant ainsi une réponse concrète au problème de l’artificialisation des sols. Le revêtement extérieur en tôle ondulée et les rideaux thermiques aux fenêtres ne sont pas sans rappeler les projets de transformation des architectes Lacaton & Vassal, lauréats du dernier prix Mies van der Rohe, dont les noms reviennent régulièrement en discutant avec Antoine et Siegrid. Et pour cause : Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal se sont formés à l’école d’architecture de Bordeaux, ville dans laquelle ils ont également réalisé leurs premiers projets, avant de s’installer dans la capitale. Avec Antoine et Siegrid le duo d’architectes a par ailleurs en commun une référence très importante : Jacques Hondelatte, architecte aujourd’hui méconnu en dehors du contexte local, qui a eu cependant une forte influence sur plusieurs générations d’étudiants dans la région.
De Hondelatte les architectes ont adopté avant tout une certaine ironie et légèreté dans le traitement des projets. « Iconoclaste » définit Antoine l’approche de leur maître, qui, par exemple, en 1991 proposa un immense pont-parking pour le réaménagement de l’accès au Mont-Saint-Michel, car « si le site existe, ce n’est que grâce au tourisme ». Avec cette même ironie Antoine et Siegrid ont abordé leurs premières commandes – un bar à tapas au Cap Ferret, par exemple. Inspirés par l’extravagance kitsch des villas néo-basques du Cap, les architectes ont volontairement rajouté une caricature au décor, en recouvrant le kiosque d’une robe de flamenco, réalisée en bâche à camion en PVC. Tout comme la plupart des professionnels formés autours de Jacques Hondelatte, Antoine et Siegrid partagent avant tout un manque d’intérêt pour la composition pure et les querelles esthétiques, auxquelles ils opposent des espaces de vie de qualité pour tous, autrement dit construits à des coûts réduits et avec des matériaux bon marché.
À travers leur dernier projet, le « Locus Solus » à Bordeaux, les architectes ont pu mettre leurs idées en pratique dans le domaine du logement social. Inspirés par des expériences antérieures comme le fameux Nemausus de Jean Nouvel à Nîmes, ils ont voulu démontrer que les faibles budgets des bailleurs sociaux ne sont pas nécessairement synonymes de rangées de cages à lapins empilées les unes sur les autres. Avec le « Locus Solus », achevé en 2018, les architectes sont allés encore plus loin. Déjà dans la phase de conception, ils ont mené un processus participatif avec les futurs locataires du complexe et ont ainsi réalisé la première opération d’envergure de logement social participatif en France. L’immeuble regroupe sur sept étages 46 appartements traversants avec jardin d’hiver, des salles communes, des bureaux et une maison d’assistance maternelle. Il se dresse sur une dalle surélevée au-dessus d’un parking existant, système qui a permis à la fois de couvrir la demande de places de parking sans travaux d’excavation et de créer des jardins potagers devant l’immeuble. Dans le Locus Solus tout est utile, rien n’est superflu. « Nous aimons comparer notre projet avec le premier modèle de deux chevaux, qui dans une logique d’économie ne disposait que d’un phare et d’un essuie-glace. Bon marché certes, mais toujours décapotable ! » affirme Antoine le sourire aux lèvres.
Avec ses projets résidentiels, l’agence éo veut prouver qu’un développement urbain différent est tout à fait possible. Tout en rêvant d’une ville typologiquement et socialement mixte, c’est en reconsidérant les conquêtes fondamentales du Mouvent moderne que les architectes mènent une réflexion créative sur le vivre ensemble, la durabilité et la mixité des programmes. Avec grande désinvolture Antoine et Siegrid sautent sans cesse d’un sujet à l’autre : de la participation aux coûts de construction, de la densification à l’étalement urbain. Cette approche insouciante et décontractée se retrouve d’ailleurs dans le nom même choisi pour leur agence ; « éo », un mot du Sud-ouest de la France difficilement traduisible, à travers lequel la grand-mère de Siegrid avait pour habitude de ponctuer toutes ses phrases. L’agence travaille actuellement à des projets résidentiels visant à rendre le logement collectif plus attractif. Pour expliquer cela, les architectes reprennent une fois de plus une comparaison très factuelle : « Quand nous étions encore étudiants, le vélo à Bordeaux était pour les loosers, aujourd’hui il est devenu un élément essentiel de cette ville ». Autrement dit : oui, l’architecture aussi peut changer les choses !
Léonardo Lella – Baumeister 04/20 – Spielräume – Architektur für Kinder.
photos © David Pradel © Jean-Christophe Garcia